Atelier « Identité européenne et sentiment d'appartenance »
Les participants à l'atelier mentionnent leur implication dans de nombreux projets culturels transfrontaliers. Cependant, il n'est pas toujours facile pour eux d'associer ces projets à une production directe d'une identité et d'un sentiment d'appartenance européens dans leurs espaces transfrontaliers. Il est nécessaire de réfléchir aux indicateurs à prendre en considération pour évaluer l'impact des projets culturels sur cette identité.
Le développement d'une identité européenne dans une région transfrontalière consiste à choisir d'abord un territoire pertinent (un territoire déjà significatif pour les résidents locaux). Deuxièmement, il s'agit d'examiner quelles sont les identités culturelles individuelles et collectives existantes dans cette région. Enfin, il faut mettre en œuvre des projets qui peuvent aider les gens à avoir une certaine fierté pour cet espace transfrontalier en raison de sa géographie, de son histoire et de son imaginaire. C'est le sentiment d'appartenance à un espace transfrontalier et européen qui est important. Il peut être difficile voire impossible de favoriser ce lien entre les personnes et l'espace lorsque les territoires sont trop vastes et artificiellement constitués.
Les régions transfrontalières actuelles peuvent avoir connu une histoire tendue et conflictuelle au cours du siècle dernier avec les deux guerres mondiales. Les projets culturels au-delà des frontières nationales, comme les pièces de théâtre, peuvent être conçus comme des initiatives visant à considérer cette histoire difficile sous un angle différent. Cela peut favoriser non pas une identité européenne exclusive, mais une identité commune fondée sur une conscience commune du passé.
La définition d'une identité européenne commune dans une région transfrontalière peut être compliquée par la présence de frontières linguistiques et une pratique déséquilibrée des langues au-delà des frontières nationales. Cette fragmentation linguistique doit être prise en compte lors de la définition d'un programme culturel. Elle peut empêcher les gens de traverser la frontière pour assister à des spectacles. Cependant, la langue n'est qu'une des nombreuses raisons pour lesquelles les gens ne franchissent pas la frontière. Les causes de l'immobilité transfrontalière doivent être comprises, avant d'imaginer un programme culturel pour favoriser une mobilité culturelle transfrontalière.
L'existence de régions transfrontalières et cosmopolites passées (par exemple, la "région du Banat" entre la Hongrie, la Roumanie et la Serbie) constitue une échelle à laquelle certaines activités culturelles peuvent être envisagées pour renforcer une identité européenne.
Une identité et un sentiment d'appartenance européens à l’échelle d’une région transfrontalière ne sont pas exclusivement perçus lors des enquêtes déclaratives. Elle est vécue à travers l'existence de routines à travers la frontière pour assister, par exemple, à des événements culturels. Parallèlement, une identité européenne ne signifie pas nécessairement un fort attachement aux institutions européennes.
- Les projets culturels au sein des régions transfrontalières peuvent accroître la visibilité des minorités culturelles qui ont été séparées par des frontières étatiques. Cette visibilité peut donc favoriser les débats sur la vision actuelle de l'objectif de l'identité européenne qu'est une "Unité avec la diversité".
Le programme culturel à l'échelle transfrontalière et visant à renforcer le sentiment d'appartenance européen devrait cibler les segments de la société qui sont les plus eurosceptiques et les moins intéressés par les activités culturelles, ainsi que les minorités. Cela suppose de définir un programme capable de séduire ce public et de travailler avec lui dès le départ en fonction de ses goûts culturels. Il ne faut pas oublier l'utilisation des médias sociaux pour communiquer et présenter des événements culturels ciblant un large public au-delà des frontières étatiques.
Le sentiment d'appartenance européen à l’échelle d’une région transfrontalière peut également être renforcé sur la base de projets culturels lorsque cette région transfrontalière est caractérisée par l'existence de projets connexes. Par exemple, Timisoara et Novi Sad, qui sont situées dans le même environnement régional, seront Capitales européennes de la culture la même année en 2021. Cela contribuera à renforcer les liens culturels entre les villes (liaisons directes par bus, bourse de mobilité pour les travailleurs culturels...).
Les médias peuvent jouer un rôle central dans la promotion de programmes culturels transfrontaliers facilitant le développement d'une identité et d'un sentiment d'appartenance européens. Cependant, ils peuvent aussi mettre en avant ce qui ne fonctionne pas plutôt que les projets culturels eux-mêmes. Parfois, les médias situés de l'autre côté de la frontière peuvent aussi être plus intéressés par la médiation des événements culturels des pays voisins. Par exemple, les médias belges ont été plus rapides que leurs homologues français dans la promotion de la capitale européenne de la culture Lille 2004. Il est important d'établir des liens étroits avec les médias dès le début afin de promouvoir les événements culturels transfrontaliers et un sentiment d'appartenance européen. Les médias peuvent contribuer à créer une fierté territoriale, transfrontalière et européenne basée sur des événements culturels.
La présence des frontières est considérée comme une opportunité de développer une identité et un sentiment d'appartenance européens. Elle confère à la zone frontalière un caractère distinctif européen par rapport aux régions plus intérieures. Les personnes extra-européennes peuvent considérer les Européens vivant le long des frontières étatiques comme plutôt privilégiés de faire l'expérience de l'Europe en passant si facilement d’un pays à l’autre.
Atelier « Inclusion Sociale »
Afin de structurer les réflexions dans le cadre du réseau CECCUT, les participants à l’atelier invitent à re-questionner les présupposés européens : Qu’est-ce que l’Europe ? Est-ce celle promue par l’association politico-économique de l’Union européenne, est-elle celle du Conseil de l’Europe fondée sur les droits de l’homme, la culture et la démocratie, ou encore celle englobant ses liens et racines méditerranéennes ? Qu’est ce qui fait sens au niveau de l’Europe ? Poursuivre la perspective économiste avec le risque de l’éclatement ou changer en adoptant une perspective plus sociale ? En outre, la devise de l’UE « Unis dans la diversité » est une formulation ambiguë, car on ne sait pas si c’est malgré ou grâce à la diversité. Dans le premier cas, la diversité apparaît comme une difficulté, dans le second cas comme la condition pour s’unir. Cela veut dire que ce sont les êtres humains, souverains, qui décident de se mettre ensemble pour s’unir. De fait, on ne peut s’unir que si on se reconnaît comme différent (principe de la Déclaration universelle des droits de l’homme).
L’inclusion sociale est une préoccupation régulière des acteurs culturels à travers leur programmation ou les projets artistiques qu’ils mettent en œuvre pour faire se rencontrer les habitants d’un quartier, pour sensibiliser les scolaires, ou pour impliquer des communautés fragilisées. Cependant, peu de projets ont en même temps l’inclusion sociale comme priorité et une dimension transfrontalière ou européenne. Les participants mettent en avant le fait de travailler dans la durée pour que cela fonctionne, pour que les personnes engagées (jeunes, familles, enseignants, travailleurs sociaux…) soient impliquées dans des projets.
L’évaluation des lieux culturels et de leur programmation est variée. Tout d’abord, il y a celle imposée en amont par les autorités publiques (UE, Etat, région, ville…) qui financent et missionnent les lieux culturels pour attirer tel ou tel public ; et celle qui juge en aval si les objectifs sont respectés. Enfin, il y a celle liée à l’autoévaluation réalisée par les lieux culturels. Les participants affirment que l’évaluation en tant que telle n’est pas un problème, elle permet de mieux organiser les projets culturels. Néanmoins, sa mise en œuvre entraine souvent des difficultés et des tensions. Concernant les deux premières évaluations, la logique du marché et les principes du néolibéralisme prédominent et structurent la manière d’appréhender la programmation culturelle, les choix méthodologiques quant à l’évaluation des lieux et des activités culturelles et les statistiques induites pour y répondre. Les acteurs culturels remarquent que cette manière de faire et la batterie d’indicateurs purement quantitatifs (sur le nombre, la fréquence, la provenance des spectateurs…) finit par influer sur les projets artistiques, puisqu’il faut qu’un projet culturel atteigne des objectifs. Généralement, les statistiques conçues mesurent très peu le réel. Le danger est donc de construire une fausse réalité à travers des indicateurs inopportuns, et de façon induite, d’apporter des informations malavisées pour élaborer les politiques publiques. Pour le troisième type d’évaluation, des évaluations empiriques existent, mobilisant des indicateurs statistiques standards (chômage, précarité sociale…) qui peuvent être combinés à des études qualitatives (récits des personnes, partage des émotions), mais cela reste un exercice délicat. Dans tous les cas, un exercice de redéfinition des objectifs semble nécessaire pour permettre une évaluation réalisable, réaliste et supportable. Dans la pratique, cela passe par l’élaboration d’indicateurs qui ont du sens et répondent à ces objectifs, et par un travail de terrain pour appréhender les représentations et les pratiques des gens. La collaboration avec le milieu académique constitue une ressource potentielle pour accompagner cette démarche.
En matière d’inclusion sociale, il n’est pas évident d’établir des critères d’évaluation et d’atteindre des objectifs. Pour passer outre ces obstacles, une idée serait non pas de faire un guide de bonnes pratiques, mais de faire un guide des bonnes questions afin d’aider les opérateurs culturels à préparer leur projet, à structurer leur réflexion et leur méthode, à présenter les difficultés pratiques ou les problèmes méthodologiques rencontrés, à construire un système d’information sur lequel se baser pour organiser l’ensemble des activités.
Les lieux culturels s’appuient sur toute une multitude de partenaires (école, monde social, monde sportif…) pour attirer de nouveaux publics. Mais cela ne suffit pas. Des personnes ne franchissent pas la porte d’entrée d’un théâtre car ils se disent que ce n’est pas pour eux. Il faut faire du lieu culturel un lieu de vie, de rencontre et d’appropriation (ex : ouvrir un bar, un restaurant). Les acteurs culturels remarquent que cette façon de faire fonctionne assez bien pour faire venir tous types de publics, mais comment les faire revenir ? Un élément de réponse serait de travailler dans la proximité, à l’échelle des quartiers.
S’interroger sur la question du public invite à prendre en compte, d’une part, la Déclaration de Fribourg sur les droits culturels (2007) et l’Agenda 21 de la culture (2004) afin de penser la manière dont les populations mettent en œuvre (ou pas) leurs libertés et droits culturels, et d’autre part, les travaux de Christian Ruby et de Jacques Rancière sur le spectateur. Selon ces auteurs, le public n’existe pas en soi mais seulement face à une œuvre artistique. Penser en termes de public existant empêcherait de cerner les pratiques culturelles des gens. Cette façon de penser s’oppose à une logique marketing de la culture. Il est donc nécessaire d’adopter un (autre) langage pour reconnaître et mieux comprendre les pratiques culturelles.
Les freins apparaissent divers et multiples. Ils concernent les financements (limités, complexes à obtenir au niveau européen…), la mobilité des spectateurs, la communication (peu de média commun à l’échelle transfrontalière pour diffuser l’information, problématique des conférences de presse pour plusieurs pays et plusieurs langues…), ou encore « l’archipélisation » ou fragmentation de la société sur le plan communautaire, national, social et culturel. En outre, il manque également des outils communs de coopération, non pas avec des acteurs culturels mais avec des partenaires sociaux ou sur le plan média.
Malgré la construction d’une Europe sans frontières, ces dernières restent prégnantes dans la tête des personnes qui les perçoivent plutôt comme une barrière. La frontière crée de fait une distance culturelle entre les populations séparées par une telle limite. La frontière est souvent « indiquée » par le politique. Il y a une injonction des autorités à tisser des liens avec tel acteur plutôt qu’un autre, à travailler avec des voisins frontaliers plutôt qu’avec des acteurs de son territoire (ou inversement).
A l’avenir, peut-être moins s’intéresser aux institutions, mais plutôt se focaliser sur les acteurs locaux, habitants, associations, voisins (sans les institutionnaliser). L’Europe est une construction sociale et les populations sont là pour la changer. Les Capitales européennes de la Culture pourraient être un moyen de changer l’Europe (notamment dans sa relation avec les gens), et de réinventer l’intérêt des institutions européennes pour la culture.
Atelier « Développement Urbain »
Les participants à l'atelier mentionnent la culture comme un élément clé pour le développement de leurs villes frontalières. Les représentants français ont notamment mis en avant la mise en place de "pôles culturels" développés dans le cadre d'un partenariat avec les gouvernements centraux et régionaux. L'institution transfrontalière GECT est également présentée comme un organisme public encourageant une régénération urbaine transfrontalière basée sur des projets culturels (par exemple le GECT Alzette-Belval entre la France et le Luxembourg ou le GECT de Gorizia impliqué dans la candidature transfrontalière CEC entre la Slovénie et l'Italie). Il est perçu comme important d'envisager un développement culturel qui n'exclut personne. L'exclusion peut facilement être communautaire (indifférence à l'égard de certains groupes culturels) et/ou sociale (indifférence à l'égard des classes sociales moins aisées).
Certaines villes frontalières tentent d'utiliser l'activité culturelle pour se régénérer et encourager un flux transfrontalier de publics comme par exemple le cluster musical en devenir à Differdange (Luxembourg) ou le festival du film italien à Villerupt (France). Ce festival du film, devenu une référence en France, a développé progressivement une dimension transfrontalière grâce à l'arrivée d'un public luxembourgeois et à la projection de films au Grand-Duché. L'accent mis sur un passé commun à l'échelle d'un espace transfrontalier peut être à la base d'un développement urbain transfrontalier comportant une dimension culturelle (par exemple le passé industriel commun entre la France et le Luxembourg pour la capitale européenne de la culture Esch 2022).
Un financement européen tel qu'Interreg peut être utile pour faciliter un développement urbain transfrontalier fondé sur des initiatives culturelles. Cependant, ces programmes de financement communautaires ne sont pas facilement gérables par les artistes et les petites associations impliquées dans le secteur culturel qui n'ont pas l'expertise, le financement et le temps nécessaires pour gérer ce type de projets européens.
Le développement urbain transfrontalier basé sur des projets culturels suppose l'existence de diagnostics spatiaux et d'audits lorsque ces projets sont réalisés. Toutefois, les données ne sont pas toujours comparables d'un pays à l'autre. Par conséquent, il peut être utile d'avoir des agents de coordination qui travaillent entre eux sur la comparabilité des données pour planifier des projets culturels efficaces au-delà des frontières nationales.
La mobilité des citoyens au-delà des frontières nationales est essentielle pour réussir un développement urbain transfrontalier fondé sur des projets culturels. Cette mobilité peut avoir changé au fil du temps en raison de la transformation de la démographie de la zone transfrontalière et de l'évolution des programmes culturels déterminés par des institutions spécifiques. Il est important de prendre en considération l'impact des programmes culturels développés dans les villes frontalières sur l'affluence transfrontalière du public. Cette mobilité transfrontalière peut être rendue difficile par des barrières linguistiques, des frontières mentales, des attentes différentes en matière de programmes culturels et des barrières matérielles (par exemple, le manque d'infrastructures pour traverser la frontière). La présence de la frontière peut être un atout économique pour atteindre un public non situé dans l'État. Cependant, cela peut aussi être un obstacle pour construire un projet culturel avec des partenaires situés dans le pays voisin et dépendants de ressources financières et de cadres législatifs différents.